Prophètes de l’Amérique sauvage

« Où se trouve la littérature qui donnerait la parole à la nature ? »

(Henry David Thoreau)

Entendons-nous bien. Les prophètes dont il sera question ici sont avant tout des poètes. Mais des poètes de grande vision et de large horizon. Quoique leur culture biblique ne soit pas étrangère à leur caractère visionnaire, leur souffle poétique ne vient pas de quelque Jéhovah unique, mais de l’immense respiration cosmique. La seule divinité qu’ils chantent coule dans leurs veines comme dans leurs rivières et leurs torrents et dans la sève des arbres et le cri du faucon : un dieu sauvage qui se confond avec l’univers. Avec tout ce qui est, tout ce qui existe. Ce sont les « gangs du kosmos » chantés en ses Feuilles d’herbe (1855) par Walt Whitman (1819-1892), qui en fut, et des premiers : « Les poètes du kosmos pénètrent à travers toutes les interpositions, tous les subterfuges, toutes les tourmentes, tous les stratagèmes, jusqu’aux principes premiers. »

Mais comment ne pas évoquer ici et avant tout le Père et Docteur de cette Eglise Cosmique – ce bon vieux Henry David Thoreau (1817-1862), l’auteur de cette Bible naturaliste que fut et reste Walden ou la vie dans les bois (1854) ? Deux dates à retenir, et qu’aura retenu l’histoire. Le 4 juillet 1845, Thoreau déclare concrètement son indépendance en s’installant au bord de l’étang de Walden, non loin de sa ville natale de Concord, dans une cabane construite de ses mains où il vivra symboliquement deux ans, deux mois et deux jours : « Je m’en allais vivre dans les bois parce que je voulais vivre sans hâte, faire face seulement aux faits essentiels de la vie, découvrir ce qu’elle avait à m’enseigner, afin de ne pas m’apercevoir, à l’heure de ma mort, que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas non plus apprendre à me résigner à moins que cela ne fût absolument nécessaire. Je désirais vivre profondément, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez vigoureusement, à la façon spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie. »

Le séjour de l’ermite s’interrompt brièvement : du 23 au 24 juillet 1846, il est arrêté et passe une nuit en prison. Son crime ? Avoir refusé de payer les impôts locaux. Pourquoi ? Par refus de participer même indirectement au financement d’un Etat qui mène une guerre injuste au Mexique et admet l’esclavage sur une grande partie de son territoire. Il en tire son texte le plus célèbre et qui aura le plus grand impact historique – Résistance au gouvernement civil (1849), davantage connu sous le titre posthume La désobéissance civile (1866) – qui influencera, entres autres, Lev Nikolaïevitch Tolstoï, Mohandas Karamchand Gandhi ou encore Martin Luther King. Thoreau, icône de la non-violence ? Voire. Dans ses discussions et sa correspondance, mais aussi dans ses conférences et articles, Thoreau prendra passionnément et publiquement la défense du capitaine abolitionniste John Brown, qui avait massacré cinq colons esclavagistes à Pootawatomie Creek au Kansas en 1856 et fut pendu en 1859 après une sanglante tentative d’insurrection à l’arsenal d’Harper’s Ferry en Virginie – participant à la violente chanson de geste qui précipitera l’Amérique vers la Guerre Civile.

Mais il ne faut s’arrêter là, à ces motifs épiques qui statufient Thoreau en père-la-morale intransigeant et en idéaliste rigide. Autour de tout ça, il y a toute une vie, et tout un entrelacs de marches et de courses, de randonnées et de dérives, d’ascensions de montagnes et de remontées de rivières, et la tentative d’une écriture de la nature qui fait de Thoreau le fondateur du nature writing et l’un des grands prêtres ou plutôt chamanes modernes de la religion du grand air, de la pleine nature, du soleil levant et de la voûte stellaire, préférée et préférable à celle de tous les temples et tous les enfermements : « Chaque matin était une joyeuse invitation à mettre ma vie, dans sa simplicité, et je pourrais dire son innocence, à l’unisson avec la nature elle-même. J’ai été un adorateur de l’Aurore aussi sincère que l’étaient les Grecs. Je me levais tôt, et me baignais dans l’étang ; c’était là un exercice religieux, et l’une des meilleures choses que je faisais. » Il se déclare « né pour être panthéiste » et professe une foi toute païenne : « Je crois en la forêt, en la prairie et en la nuit qui voit pousser le grain. »

De celui qui se voulait avant tout poète, la postérité retiendra surtout les récits, les essais, et les journaux, qui témoignent d’une constante immersion dans son environnement naturel, autant que possible désert d’hommes : « Les individus, comme les peuples, doivent avoir des frontières naturelles et un territoire assez vaste, et même une étendue neutre considérable entre eux. » La fréquentation de la nature est son pain quotidien, marcher au moins quatre heures par jour à travers bois et campagnes est pour lui une nécessité autant spirituelle que corporelle : « Je suis d’avis que je ne puis conserver ma santé et mes esprits si je ne passe au minimum quatre heures par jour et le plus souvent davantage à flâner par les bois, les collines et les champs, entièrement dégagé de toute préoccupation matérielle. Lorsqu’il m’arrive de me souvenir que les artisans et les commerçants restent dans leur boutique, non seulement toute la matinée mais également tout l’après-midi, tous autant qu’ils sont, assis les jambes croisées comme si la finalité de ces dernières était de servir à s’asseoir et non à être debout ou à marcher, je pense qu’ils ont bien du mérite de ne pas s’être suicidés depuis longtemps. »

Cette vie extérieure nourrit une vie intérieure ample et profonde, qui se traduit par l’écriture quotidienne d’un journal intime, fidèle baromètre de l’âme comme du temps qu’il fait et de celui qui passe. Mystique sensuel, Thoreau fait corps avec la nature, une seule chair avec la chair de la terre : « Toute la nature est mon épouse. La terre est tout entière vivante et couverte de papilles. La terre sur laquelle je marche n’est pas morte, ce n’est pas une masse inerte. Elle a un corps et un esprit, elle est organique. » Thoreau, prophète païen, voire gaïen, précurseur de la deep ecology ? C’est aussi un inspirateur de l’éthique environnementale née de la Land Ethic du fameux Almanach d’un comté des sables (1949) du grand forestier américain Aldo Leopold (1887-1948). Pour Thoreau, « la terre déborde de loi », et l’humanité doit abandonner son anthropocentrisme destructeur pour une vision du monde écocentrique : « Je n’ai aucun respect pour les conceptions de l’univers où l’homme et ses institutions occupent une place trop importante. »

Du monde moderne, de l’industrie et du commerce, du béton, de la surpopulation, des aliénations matérialistes ou religieuses, seule la sauvagerie, la wilderness, pourra nous sauver : « Nous n’avons jamais assez de la nature, il faut que nous nous réconfortions à la vue de sa force inépuisable, de ses vastes traits de géante – les rives de l’Océan avec ses épaves, les étendues sauvages, avec leurs arbres vivants et leurs arbres pourrissants, les nuages chargés d’orage, la pluie pendant des semaines, qui fait déborder les ruisseaux. Nous avons besoin de contempler nos propres limités dépassées, de voir des créatures se nourrir librement là où nous ne nous aventurons pas. »

Fidèle à sa foi sauvage, les derniers mots que prononcera Thoreau mourant seront « élan » et « Indien ». Toute sa vie, Thoreau, homme de l’Est civilisé, avait tenté de s’ensauvager, de « s’indianiser », comme il disait, portant sans cesse ses regards vers l’Ouest encore sauvage : « L’Ouest dont je parle ici n’est qu’un synonyme du terme « sauvage » et ce vers quoi tendent mes développements, c’est l’affirmation de ce que la sauvegarde du monde réside dans cette nature sauvage. »

Ce chant de l’Amérique sauvage, Walt Whitman le chantera lui aussi, en même temps que Thoreau et au-delà. Et par-delà le siècle de modernisation acharnée qui suivra, défigurant d’Est en Ouest le visage du continent, la voix de ces aînés sera encore entendue par quelques écrivains de l’Ouest réfractaires au progrès.

Edward Abbey (1927-1989), certes moins poète que romancier, auteur fameux de Désert solitaire (1968) et du Gang de la clef à molette (1975), trace en ses récits et romans étayés d’expériences et de souvenirs d’enfance, de Seuls sont les indomptés (1956) au Retour du Gang (1989) en passant par Le Feu sur la montagne (1962) et Un fou ordinaire (1984), non seulement la fresque d’un Ouest encore sauvage mais les portraits de solitaires récalcitrants à toute autorité autre qu’issue de la poussière de leur pays dénudé : « Véritable patriote autochtone, Smith ne faisait serment d'allégeance qu'à la terre qu'il connaissait, pas à cette enflure farcie de propriétés privées et d'industries, terre d'exil d'Européens déplacés et d'Africains inopportunément transplantés, connue collectivement comme les Etats-Unis. »

Cowboys anarchistes, beatniks luddites, vétérans en rupture de ban, prennent la tangente ou les armes, ou les deux à la fois, contre le bitume, le béton, la banque et l’Etat, le plus froid des monstres froids, ses policiers et ses soldats. Résistance isolée, toujours désespérée et souvent armée – mais toujours nécessaire, toujours recommencée : « Non, le monde sauvage n'est pas un luxe, mais une nécessité de l'esprit humain, aussi vitale pour nos vies que l'eau et le bon pain. Nous avons besoin de la nature, que nous y mettions le pied ou non. Il nous faut un refuge même si nous n'aurons peut-être jamais besoin d'y aller. Je n'irai peut-être jamais en Alaska, par exemple, mais je suis heureux que l'Alaska soit là. Nous avons besoin de pouvoir nous échapper aussi sûrement que nous avons besoin d'espoir. »

Abbey n’est pas le seul disciple revendiqué de Thoreau, loin s’en faut. De la Californie à l’Alaska, au Montana ou au Canada, les écrivains thoreauviens forment, n’étant guère grégaires, une constellation éparse mais lumineuse. Jim Harrison (1937-2016), disparu récemment, mais aussi John Haines (1924-2011), qui s’installa en 1947 dans une cabane isolée en Alaska pour y mener pendant un quart de siècle la vie d’un trappeur. Ou encore Wallace Stegner (1909-1993), auteur de La montagne en sucre (1943) que le lecteur francophone découvrira à travers ses autobiographiques Lettres pour le monde sauvage.

Mais maintenant, assez romancé. Place aux poètes, au « gang du kosmos », aux quatre cavaliers de l’apocalypse immanente réunis sous ce titre par leur disciple Kenneth White, poètes du dévoilement de la nature des choses, poètes lucréciens s’il en est, et s’il fallait absolument leur trouver une paternité. Poésie métaphysique à force d’être physique, poésie sismique et météorique, cosmique, cantos ontiques, cantiques quantiques – comme le gigantesque cycle poétique de Paterson de William Carlos Williams (1883-1963) s’enracinant contre Usura, contre l’usure du monde, dans la terre et l’univers plus que dans le temps et l’histoire : « Mais la terre alors ! Ne sentez-vous pas la terre ? N’avez-vous pas envie d’aller sortir tendrement les Indiens de leurs tombes, de leur voler la parcelle d’authenticité qui doit encore coller à leurs os ? »

On pense alors à la « mystérieuse politique d’intégrité totale » et à la « révolution de la Terre » que le prophète beatnik Allen Ginsberg (1926-1997) proclamait devant les foules hippies : « Un autre type de politique est en train d’émerger, doucement, et elle est indistinguable de la biologie ou de l’écologie, tandis que la politique idéologique, la politique idéologique marxiste, est en faillite totale, au même titre que la capitalisme – du fait de la crise biologique qui s’est emparée de la planète. » Pour lui, « la conscience de notre nature terrestre fondamentale a été supprimée et désacralisée ». Dans une pratique mystique syncrétique voire franchement bordélique, mêlant yoga et drogues dans une sorte de chamanisme improvisé, Ginsberg cherche avant tout à s’arracher à l’idéalisme monothéiste pour retrouver la chair du monde – « que je surpasse le désir de transcendance et que j’entre dans l’eau calme de l’univers » :

Voyage en vérité, mon âme, vers la pensée primordiale

Car ni ta clarté ni ta fraîcheur ne procèdent des seuls terres et océans

Mais de la jeune maturité des créatures et des fleurs,

Vers les royaumes des bibles bourgeonnantes.

C’est à la jonction également de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-Occident, que se fait l’expérience poétique totale, à la fois taoïste, zen et chamanique, de l’anarchiste-archaïste Gary Snyder (né en 1930) : pour lui, les hommes n’habitent vraiment le monde qu’en poètes, « attentifs à la chair et à la pierre du monde réel », et cette « ré-habitation du territoire » passe par un détachement de « toute la camelote qui accompagne le fait d’être humain », « balayant des montagnes de déchets dont les médias de masse et les universités-supermarchés gavent nos esprits » :

moins d’artefacts, économie de mots,

peu à peu la vie qui sourd

un don pour le détachement

Sac au dos, Lao-tseu en poche, Snyder arpente les solitudes escarpées de l’Amérique et de l’Asie, en quête d’une spiritualité au plus près de la réalité – « plus tu es proche de la matière du réel, mon gars, plus le monde devient spirituel ». Sa pratique poétique, ou plutôt « géopoétique », pour reprendre le très juste terme forgé par Kenneth White, géopoétique d’ailleurs fondatrice d’une certaine et très profonde géopolitique, vise à renouer avec des « univers de pratiques et de coutumes qui furent longtemps bannies par l’Occident judéo-capitaliste-christo-marxiste », la grande tradition souterraine occultée, païenne, terrienne, « cette ancienne vision du monde chamanique-yogique-gnostique selon laquelle la Nature est la mère de l’humanité et en tant que telle, elle devrait être tendrement respectée ; toute la vie et tout le destin de l’homme sont dans son développement, dans une liberté autodisciplinée et éclairée ». Nature symbolisée par celle que les Actes des Apôtres appellent « la grande déesse Diane qui est révérée dans toute l’Asie et dans le monde entier », Diane chamane, déesse chasseresse, Artémise insoumise qui incarne la vie libre et sauvage.

Robinson Jeffers (1887-1962) est un autre grand chantre de cet « élementalisme », ce retour aux éléments, au primordial, qui ne se fera pas sans un certain « inhumanisme » qu’il définit comme suit : « une certaine attitude philosophique, que l’on pourrait appeler inhumanisme, et qui consiste à déplacer l’accent, ordinairement placé sur l’homme, vers ce qui est autre que l’homme ».

C’est à l’extrême pointe de l’Occident, sur la côte sauvage de Big Sur, Carmel du bout du monde, Thébaïde californienne entre les hauteurs du Pico Blanco et les profondeurs du Pacifique, avec les pierres rudes du rivage, que Jeffers édifia sur ses terres et de ses propres mains une maison familiale et une tour solitaire face à la mer :

Nous devons décentrer nos esprits trop tournés vers eux-mêmes ;

Nous devons quelque peu déshumaniser nos perceptions,

retrouver l’assurance

De la pierre et de la mer dont nous sommes constitués.

Dans le ciel, les faucons planent comme des hiéroglyphes. Donne ton cœur aux faucons est le titre programmatique d’un de ses recueils : « Nous sommes sortis du monde et à présent libres, plus faucons qu’humains. » Devenir faucon, adopter l’altière solitude du rapace – ici réside une poésie qui est philosophie.

Conscience farouche alliée à l’indifférence

Suprême ;

Vie et mort paisibles ensemble ; l’œil et le geste

Réalistes du faucon

Mariés au mysticisme

Massif de la pierre.

Comme l’écrivait Thoreau : « Ce qui est sauvage s’accorde avec la vie et le plus vivant est aussi le plus sauvage. En résumé, toutes les bonnes choses sont sauvages et libres. » L’humanité passera – mais la sauvagerie ne passera pas, comme la femme rebelle du poème :

Je pense qu’elle avait trop d’énergie pour mourir. Je pense

qu’un noyau fier et indompté

Vit dans la roche haute, au cœur du continent,

comme un affront aux dons de la civilisation et au Christ,

Problématique, méprisant, archaïque

Falk van Gaver



Pour aller plus loin

Trois maisons d’éditions indépendantes font un remarquable travail de traduction et de publication des grandes œuvres de nature writing : Gallmeister, Le mot et le reste, Wildproject. Le lecteur trouvera notamment des traductions de référence des œuvres d’Henry David Thoreau chez Le mot et le reste, celles d’Edward Abbey chez Gallmeister et une biographie de référence de Thoreau chez Wildproject.

Sélection de publications récentes

Henry David Thoreau : Walden ou la vie dans les bois (préface de Michel Onfray, Climats, 2015) ; Vivre comme un prince (préface de Michel Onfray, Climats, 2015) ; Journal (Le mot et le reste, 2014) ; Voisins animaux (Le mot et le reste, 2016) ; Désobéir (Carnets de L’Herne, 2014) ; Marcher (Carnets de L’Herne, 2014)

Robert Richardson : Henry David Thoreau, biographie intérieure (postface de Kenneth White, Wildproject, 2015) Edward Abbey : Seuls sont les indomptés (Gallmeister, 2015) ; Le feu sur la montagne (Gallmeister, 2015)

John Haines : Vingt-cinq ans de solitude (Gallmeister, 2016)

Wallace Stegner : Lettres pour le monde sauvage (Gallmeister, 2015) ; La montagne en sucre (Gallmeister, 2016)

Robinson Jeffers : Le dieu sauvage du monde (préface de Kenneth White, Wildproject, 2015)

Kenneth White : Le gang du kosmos. Poétique et politique en terre américaine (Wildproject, 2015) ; Au large de l’histoire (Le mot et le reste, 2015) ; La mer des lumières (Le mot et le reste, 2016)

(Eléments n. 161 Juillet-Août 2016)